Fabienne   Houze essaiA    

Les nids et les oiseaux morts de Fabienne Houzé-Ricard

                                        Louis DOUCET                                                                                 

L’oiseau construirait-il son nid s’il n’avait son instinct de confiance au monde ?

Gaston Bachelard[1]

Réduire le travail de Fabienne Houzé-Ricard à la figuration de nids et d’oiseaux serait quelque peu restrictif. Il convient, avant tout, de souligner l’immense variété de ses pratiques – peinture, dessin sur papier ou sur toile, estampage, couture, installation, vidéo… – qui en fait une artiste polymorphe, dont le spectre des productions ne manque pas de nous surprendre. Certes, les nids et les oiseaux morts occupent une place prépondérante dans sa production récente, mais on ne peut ignorer la récente série Feeling good somewhere, 2018, de subtils dessins à l’encre de Chine, très drus, présentant quelques plages blanches en réserve dans les entrelacs des traits à l’encre de Chine et agrémentés d’images sous la forme de vignettes découpées et cousues au fil noir sur le papier. Les œuvres recourant à la couture constituent d’ailleurs une partie significative de sa production, notamment avec la série Déshabiter, 2015, dessins à l’encre et couture au fil rouge, De fil on en a qu’un, 2013-2014, couture sur drap non tendu, ou Point de bâti, 2011, crayons à bille et fils rouges cousus sur papier. À l’écart de sa préoccupation pour les nids et les oiseaux, il y a aussi la série des grandes encres sur toile Les folies, 2010-2012, et celles, plus petites, de la série Le nombril, 2012, qui s’inscrivent toutes dans la lignée de Mémoires, 2008, grande composition à l’encre et aux tampons encreurs de 10 mètres par 2 mètres juxtaposant une multitude de petits motifs souvent enfantins… Toutes à l’encre rouge…

Depuis 2005, la thématique du nid et de l’oiseau mort s’impose dans la production de Fabienne Houzé-Ricard. Les deux extrémités d’un cycle de vie...

Leur première apparition se situe dans la série Nid rouge, 2005-2008, composée de plusieurs peintures à l’acrylique sur fond noir ou sombre. Ces premiers nids, initialement de couleur rouge, comme pour exprimer les affres d’une tragédie en devenir, sont souvent de très grandes dimensions (114 x 146 cm), résultant de gestes, quasi obsessionnels, de tressage et de tuilage qui rappellent ceux de l’oiseau construisant son chez-soi. On peut voir, dans cette lente stratification de lignes ou de petites surfaces créant un volume creux en réserve, une métaphore du processus mémoriel. Mais aussi de la lente élaboration de la personnalité et de l’identité, aussi diversifiées d’un individu à l’autre que le sont les formes et les structures des différents nids que l’artiste nous propose.

Le rouge, qui perdurera dans les œuvres de Fabienne Houzé-Ricard pendant quelques années, impose un parallèle avec celui des organes de l’anatomie humaine, avec le sang, le cœur, les viscères… Ses nids seraient ainsi des moteurs anatomiques impulsant la vie à de grands corps absents dont ils ont été extraits, à la manière dont on éviscère les animaux dans les abattoirs ou l’on découpe les cadavres sur les tables de dissection des amphithéâtres des écoles de médecine. À moins que ce ne soient les matérialisations de cauchemars archétypaux[2] de parturitions de nourrissons mort-nés, de désespérantes fausses couches ?

Autre point important qui s’imposera dans toutes les figurations de nids qui suivront, ils sont vides de tout occupant : ni œuf ni oisillon… On est donc loin du rêve rimbaldien :

Le rêve maternel, c’est le tiède tapis,
C’est le nid cotonneux où les enfants tapis,
Comme de beaux oiseaux que balancent les branches,
Dorment leur doux sommeil plein de visions blanches !
[3]

Que peut bien signifier ce vide ? Le nid est généralement perçu comme signe de (re)commencement et d’espoir. Il est ici déçu par cette absence de contenu qui le rend inutile et dérisoire. Marque d’un manque désespérant, d’une frustration incorrigible ? À moins que ce ne soit la métaphore d’un lieu improbable et inaccessible, fantasmé, où l’on souhaiterait se nicher, trouver une protection, l’équivalent du giron d’une mère qui fait défaut. Le nid devient alors image d’un vivant qui s’échappe, d’un espace pour accueillir notre humanité, dans un désir de retour vers un état prénatal. Une marque de confiance dans le monde, comme l’exprime Bachelard… L’idée d’un nid circulaire ou sphérique, enveloppant, est ancrée dans la culture européenne. Les asiatiques, en particulier les Chinois l’assimilent plutôt à une maison, avec ses assises solidement ancrées et un toit protecteur, comme en témoigne l’idéogramme qui le désigne 窝 (wō), dans le même esprit que celui qui signifie – sinifie ? – un abri, 巢 (cháo), servant à construire la notion de ruche蜂巢 (abri ou nid à abeilles : fēngcháo).

En 2011-2012, comme pour réagir contre la minutie de ses entrelacs de brindilles, Fabienne Houzé-Ricard, tout en continuant à produire des nids rouges, change de registre. Sur fond blanc, désormais. Dans sa série de 365 petits dessins sur papier, Biographie, elle ramène les nids à des formes élémentaires, dans un travail de déconstruction (puis de reconstruction) qui leur confère l’aspect de spirales, de nœuds de fil de fer barbelé, de labyrinthes, de cercles concentriques, de coupes transversales dans du bois ou dans des minéraux précieux, de surfaces vermiculées ou de toiles d’araignée. On ne peut s’empêcher de penser au propos de William Blake : “The bird a nest, the spider a web, man friendship.”[4] Sa vidéo Une famille, 2013, reprendra ces formes et les animera. La série Cœur de nid, 2011-2012, retrouve de grandes dimensions – 150 x 150 cm – sur toile, en concentrant le regard sur la partie centrale du nid, dans des mises en page qui gomment le volume et le restituent comme une surface plane, animée, structurée autour du tourbillon d’un nucléus central qui se présente comme un trou noir astronomique – rouge cependant – qui concentre et absorbe le regard en promettant une profondeur que l’on sait pertinemment fictive. Une sorte de vulve ensanglantée, un vortex d’où ne sortira aucun enfant… Une relecture crue et anatomique de L’origine du monde de Courbet mais dégagée de toute sensualité…

Dès 2009, Fabienne Houzé-Ricard avait combiné des nids dans de vastes installations. Il y a un hélas dans ce chant de tendresse, 2009-2013, présentait 2 000 nids de 1 à 10 cm de diamètre, réalisés avec des bandes de toile plâtrée et placés à même le sol ou sur une surface rouge. Négligemment entassés ou isolés dans des vitrines en altuglass de dimensions variables, sur un fond rouge, ces nids en plâtre donnaient naissance à l’installation Enrouler, dérouler, 2011. Pour Attaches indéfectibles, 2013, 100 nids en verre, de 8 à 10 cm de diamètre, étaient exposés suspendus par des fils de nylon ou posés sur une surface blanche où leur ombre se projetait. Le contraste des deux matériaux – verre gracile, délicat, froid et aérien ; plâtre massif, flexible, chaud et terrestre – traduit bien cette profonde ambiguïté dans le travail de notre artiste. Ou plutôt ce déchirement entre deux aspirations métaphysiques opposées : l’envol vers un idéal fragile et précaire ou l’ancrage dans une réalité terrestre présente et envahissante. Mais n’est-ce pas le sort de chacun d’entre nous ?

Cette attraction vers le sol, vers l’oiseau mort, se manifeste chez Fabienne Houzé-Ricard à partir de 2007, d’abord dans des grandes peintures sur fond uniforme, à dominante bleue, puis dans des séries de dessins, de plus petit format, en noir et blanc, à l’encre sur papier gaufré ou aquarelle. Sans passer par les phases de la ponte, de l’éclosion, du premier envol, de la conquête des airs, des accouplements, l’artiste enchaîne donc directement avec les oiseaux morts. Peut-être tombés du nid ? Ou foudroyés en plein vol ? Comme les hommes chutant du sommet de leurs illusions ? Ce ne pouvait être un oiseau vivant, car il aurait fallu, pour le faire poser, l’encager et, comme le dit si bien Prévert : « Un seul oiseau en cage la liberté est en deuil. »[5]

Pourquoi Fabienne Houzé-Ricard ne s’est-elle pas intéressée à ce qui se passe entre les deux : entre le nid et l’oiseau mort ? C’est peut-être encore Bachelard qui nous donne la réponse : « En s’éloignant vers le ciel, l’oiseau se désindividualise; il devient un vol, un vol en soi. »[6] Pour notre artiste, chaque nid, chaque oiseau est traité comme une individualité douée de sa personnalité et ne peut pas être confondu avec ses congénères ni noyé dans une masse qui gommerait son unicité.

Dans l’iconographie traditionnelle, celle des images d’Épinal, par exemple, chez les oiseaux, la femelle, la mère, après un travail en couple pour la construction du nid, couve les œufs sur place alors que le mâle, le père, prend des risques pour assurer la protection du logis contre les intrus ou s’envole pour aller chercher de la nourriture. René Char, dans Rougeurs des matinaux– encore du rouge ! –, l’exprime fort bien : « Au plus fort de l’orage, il y a toujours un oiseau pour nous rassurer. C’est l’oiseau inconnu, il chante avant de s’envoler. » Chez Fabienne Houzé-Ricard, cet oiseau mort dans son vol ne peut donc être que l’image d’un père… Protecteur ? Inconnu ? Volage ? Disparu ? À chacun d’y apporter sa réponse en fonction de son histoire personnelle, de ses espoirs et de ses frustrations…

Dans une forme de pudeur, les oiseaux morts – en fait toujours le même, fixé sur une planchette dans l’atelier de l’artiste – sont présentés de dos, le bec et les yeux cachés. Leurs rémiges et leurs plumes caudales sont déployées, à plat, comme sur une planche d’une encyclopédie zoologique, alors que leurs corps refroidis présentent une courbure traduisant leur rigidité cadavérique. Une transposition ornithologique mais limpide du vanitas vanitatum omnia vanitas[7] de Qohelet dans l’Ecclésiaste… Dans certaines représentations, le corps de l’oiseau semble dissimulé sous une aile unique. On pense alors à Apollinaire : « Il y a un poème à faire sur l’oiseau qui n’a qu’une aile. »[8] Fabienne Houzé-Ricard l’a fait…

Vers 2017, notre artiste revient aux nids dans une série intitulée Sanctuaire. Ce titre renvoie à la notion d’inviolabilité et de protection sous l’égide de puissances supérieures. On peut imaginer qu’il s’y pratique un culte, très certainement celui de la propagation de la vie. Un sanctuaire, c’est aussi, dans le jargon militaire de la défense nationale, un territoire d’importance vitale qui doit être défendu à tout prix, y compris par une force de dissuasion atomique. Pour les écologiques, un sanctuaire est un lieu protégé, un refuge pour des espèces en danger… Il y a un peu de tout ceci dans ces nouvelles peintures que Fabienne Houzé-Ricard nous donne à voir et, probablement, aussi beaucoup d’autres choses à découvrir. En tout état de cause, il n’y a plus de fond rouge. Les nids, traités avec la précision des planches des encyclopédies pour naturalistes, flottent dans un vide abstrait, dénué de toute contingence, qu’elle soit terrestre ou céleste. Une forme de libération ?

Vient alors la série Nombril, 2018, dessins à l’encre de Chine sur des feuilles de format A4, où un nid minuscule, en forme d’ombilic, flotte dans le blanc infini d’une plage blanche immaculée. Normalement, l’expression se regarder le nombril traduit une forme de repli narcissique sur soi-même… Ici, c’est tout le contraire. On y lit un hymne à une immensité, terriblement vide, dans laquelle l’individu cherche désespérément

 

[1] In La Poétique de l’espace.

[2] Michel Jouvet : « L’archétype est une tendance instinctive naturelle, aussi marquée que l’impulsion qui pousse l’oiseau à construire son nid […]. » in Le sommeil et le rêve.

[3] In Les Étrennes des orphelins.

[4]« L’oiseau a son nid, l’araignée sa toile, et l’homme l’amitié. », in The Marriage of Heaven and Hell.

[5] In Fatras.

[6] In Lautréamont.

[7]Ecc. 1.1.

[8] In Calligrammes.